Les épandages de lisier après le 1er octobre
Publié le 12 mai 2017
Entre les résultats des travaux de recherche sur le sujet et la compréhension qu’en ont différents producteurs et intervenants, il n’y a pas seulement de subtiles différences, mais aussi des interprétations diamétralement opposées !
Un exemple ? Au Québec, on est convaincus que l’épandage de lisiers en octobre est moins efficace et entraîne plus de pertes à l’environnement que l’épandage en septembre. En se basant sur les mêmes travaux de recherche que nous, les instances publiques des États du Nord-est des États-Unis suggèrent, pour une latitude correspondant à la frontière canadienne, d’attendre après le 1er octobre avant d’épandre des engrais azotés de type ammoniacal, c’est-à-dire urée, lisier de porc, lisier de bovin (Forcella et Weyers, 2007).
L’aspect réglementaire
Il est faux de prétendre ou de croire que les épandages en octobre sont formellement interdits par le Règlement sur les exploitations agricoles (REA). L’article 31 du REA stipule que l’épandage de matières fertilisantes doit être réalisé sur un sol non gelé et non enneigé, mais que l’agronome peut préciser et, le cas échéant, doit justifier une nouvelle période d’interdiction. Dans le cas d’épandage de déjections animales après le 1er octobre, la proportion de celles-ci doit être inférieure à 35 % du volume annuel produit par le lieu d’élevage. Ces quelques conditions font plein de bon sens, agronomiquement parlant.
La croyance populaire est si profondément ancrée que plusieurs conseillers sont eux-mêmes convaincus qu’il s’agit toujours d’une pratique à éviter, et ils ne croient pas possible de le faire autrement que par une mesure exceptionnelle, sous forme de « dérogation ». Pourtant, si les conditions réglementaires et les « règles de l’art » agronomiques sont respectées, il peut s’agir d’une occasion d’optimiser la valeur fertilisante des lisiers tout en réduisant les risques de pertes à l’environnement, occasion qu’on serait mieux d’inclure dans le PAEF de l’entreprise : champs visés, dose, conditions du champ, incorporation, justification agronomique.
L’encadrement agronomique
À cet effet, l’Ordre des agronomes du Québec a publié dès 2011 un résumé de la justification agronomique pour les épandages en octobre. Une tournée de formation a même été tenue dans plusieurs régions à l’automne 2011 pour vulgariser la Ligne directrice sur les épandages postrécoltes des déjections animales, qui s’appuie notamment sur l’ensemble des quelque quinze études directes publiées (comparant en tant que variable principale différentes périodes d’épandage, dont octobre). De la lecture de l’ensemble de la littérature scientifique sur le sujet (quinze études directes, douze indirectes, et cinq revues de littérature), et pas seulement une sélection des travaux, il se dégage un consensus très solide quant à la pertinence des épandages d’octobre pour les engrais de ferme à bas rapport carbone/azote (C/N < 15). Un épandage de 30 ou 40 m3/ha lisier de porcs le 15 septembre comportera un risque environnemental considérablement plus important, et une efficacité fertilisante inversement proportionnelle, que le même épandage réalisé un mois plus tard, le 15 octobre. Pour ce type d’engrais de ferme, les épandages d’octobre procurent une efficacité fertilisante équivalente à > 90 % de celle des épandages de printemps, mais avec un risque de compaction profonde beaucoup moins important (Randall et al., 1999; Lachance et al., 2001).
Une nouvelle étude québécoise publiée
À ces études publiées dans des revues scientifiques (et révisées par des pairs), vient s’en ajouter une toute récente : le rapport final d’Impact de la date d’épandage du lisier de porcs sur le rendement des cultures ainsi que la qualité du sol, de l’eau et de l’air (Girard et al., 2017). Au cours de cette étude réalisée à la ferme expérimentale de Saint-Lambert-de-Lauzon (Chaudière-Appalaches), les chercheurs de l’IRDA ont comparé trois dates d’épandage du lisier de porc (automne tôt, automne tard et printemps) avec l’engrais minéral seulement. La dose de lisier effectivement appliquée a varié entre 27 et 47 t/ha, toutes incorporées à 5 cm dans les 3 heures suivant l’épandage. À l’intérieur de chacune de ces parcelles principales, un apport supplémentaire d’azote a été réalisé au printemps, à doses croissantes (0, 25, 50 et 75 kg N/ha pour le blé et 0, 30, 60 et 90 kg N/ha pour le maïs) dans le but de combler 0, 0.5, 1 et 1.5x les besoins en azote recommandés, 120 kg N/ha pour le blé, 150 pour le maïs, et tenant compte de la fourniture en azote disponible de l’épandage de lisier. La performance des cultures subséquentes de blé et de maïs a été suivie au cours des saisons 2014 et 2015.
Un dispositif particulier
Les auteurs ont mis en place un dispositif exceptionnel leur permettant de suivre la qualité des eaux de ruissellement et de drainage résultante des traitements appliqués à chaque parcelle principale séparément, incluant des collecteurs souterrains, des avaloirs ainsi que des cabanons équipés d’augets à bascule. Les émissions gazeuses d’ammoniaque (NH3) et de protoxyde d’azote (N2O) ont été mesurées après chaque épandage avec des chambres ventilées et par la méthode des chambres statiques, respectivement. Les propriétés chimiques (standard et nitrates) et physiques (masse volumique apparente, résistance à la pénétration, porosité, teneur en eau et en air volumique) ont été mesurées par strates dans le sol, et, pour certaines, dans les zones non-compactées et compactées. Des mesures agronomiques complétaient le suivi : rendement en grain et en paille (zones avec/sans passage de roues), humidité du grain, et teneurs de la biomasse en éléments totaux (P, K, Ca, Mg, Na, B, Al, Cu, Fe et Mn), et en C et N, nécessaires entre autres pour le calcul des prélèvements par les récoltes.
Les résultats
La période d’épandage n’a pas eu d’effet sur les rendements de blé et de maïs, mais tous les traitements au lisier ont donné des meilleurs rendements que l’engrais minéral. L’absence de réponse à l’azote du blé, et celle plutôt modeste du maïs, s’expliquent par un site déjà bien pourvu en azote disponible, résultant de son historique de culture (prairie suivie d’un engrais vert). Ce contexte a aussi fait en sorte qu’il s’est perdu beaucoup d’azote dans l’eau au cours de l’expérience (entre 57 et 107 kg N/ha), avec ou sans lisier appliqué, et peu importe la date d’épandage. Les pertes dans l’air (NH3 et N2O combinés) étaient plus importantes lorsque l’épandage était effectué au printemps, ou tôt à l’automne, que tard à l’automne. Autant d’azote a été perdu, toutes formes confondues, que ce qui a été prélevé par les cultures. Reflétant la situation initiale en excès d’azote, des pertes importantes ont également été enregistrées dans les parcelles témoins, sans aucun apport N. Les auteurs concluent de leur étude qu’elle ne présente aucun nouvel argument soutenant une restriction des épandages réalisés plus tard à l’automne après le 1er octobre, du moment que le lisier est appliqué sur un sol non gelé et non enneigé, et qu’il est rapidement incorporé après l’épandage.
En conclusion : des conséquences durables
L’application arbitraire et sans justification agronomique d’une date butoir durant toutes ces années a clairement restreint les fenêtres propices pour l’épandage des engrais de ferme sous de bonnes conditions de portance. Les chantiers réalisés à la fin de septembre, sans égard à l’état du sol et aux conditions climatiques, ou encore tôt au printemps lorsque la nappe d’eau est encore élevée, ont endommagé la structure du sol de façon permanente. C’est dans ces conditions qu’aujourd’hui encore et pour les années à venir plusieurs champs ne sont plus en mesure de retenir les sédiments et éléments nutritifs, qui se retrouvent dans l’eau de surface ou souterraine, ou dans l’atmosphère.
Références
Forcella, F., et Weyers, S.L. 2007. Mid-continent fall temperature at the 10-cm soil depth. Agron. J. 99:862-866.
Girard, M., Gasser, M.-O., Lévesque, A., et Tremblay, M.-E. 2017. Impact de la date d'épandage du lisier de porc sur le rendement des cultures ainsi que sur la qualité du sol, de l'eau et de l'air. Rapport final. IRDA. 60 pages.
Lachance, S., Blais, P.-A., et Kinsley, C. 2001. Nitrogen losses in surface and drainage waters from spring and late fall manure applications on level clay soils. Université de Guelph, Collège d'Alfred, National Soil and Water Conservation Program, Fianl Report, 38 p.
MDDELCC (Ministère du développement durable, de l’environnement et de la lutte contre les changements climatiques). 2017. Règlement sur les exploitations agricoles. Loi sur la qualité de l’environnement. Chapitre Q2 r26. Éditeur officiel du Québec. 59 pages.
OAQ (Ordre des agronomes du Québec). 2011. Ligne directrice de l’OAQ sur les épandages postrécoltes des déjections animales. 29 août 2011.
Randall, G.W., Schmitt, M.A., et Schmidt, J.P. 1999. Corn production as affected by time and rate of manure application and nitrapyrin. J. Prod. Agric. 12: 317-323.
Lire le billet précédent Lire le billet suivant