Gilles Tremblay, agr., M.Sc., MAPAQ, Médaille de distinction agronomique 2013
Depuis quelques années, les producteurs de maïs-grain québécois ont tendance à appliquer plus d’azote que ce qui est recommandé dans leur plan agroenvironnemental de fertilisation (PAEF), recommandation basée sur le Guide de référence en fertilisation- 2e édition (CRAAQ, 2010), soit de 120 à 170 kg N/ha, et issue d’un grand nombre d’essais de fertilisation. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cette tendance : augmentation de la valeur du grain de maïs ; coût relativement faible de l’azote; pression des pairs et des représentants de l’industrie, et une foule de croyances populaires (lien entre rendement visé et le besoin de la culture en azote, exigences particulières des nouveaux hybrides, etc.).C’est dans ce contexte que l’on publicise dans les médias depuis quelque temps des résultats qui vont bien au-delà des doses suggérées pour le maïs par le CRAAQ (2010) (http://www.cooperateur.coop/fr/affaires-agricoles/des-travaux-la-coop-sur-lazote-encenses-par-les-scientifiques). Cette démarche repose essentiellement sur un article récemment publié dans la revue « Agronomy Journal » par une équipe du service de recherche de la Coop Fédérée, et Tom Bruulsema de l’International Plant Nutrition Institute (http://www.ipni.net/about) (Kablan et al., 2017). L’article rapporte et interprète les résultats de 45 essais effectués de 2002 à 2010 à l’intérieur d’un rayon de 10 km autour de Saint-Hyacinthe.
Plusieurs erreurs de méthodologie et d’interprétation sautent aux yeux dès la première lecture du rapport, et une analyse détaillée des résultats et de la discussion confirme les risques de réduire la performance et la durabilité de la production de maïs au Québec, advenant une interprétation sans nuance des résultats de cette recherche.
Nombre limité d’essais-années
On pouvait lire « La chercheuse Lucie Kablan […] a réalisé ses essais sur 815 parcelles… » dans La Terre de Chez Nous (1 mars 2018), ce qui peut donner une fausse impression sur l’envergure de l’étude. En réalité, les 45 essais ont été conduits de 2002 à 2010 (sauf 2005 où aucun résultat n’est rapporté) sur 14 sites au total, dont trois représentaient 60 % des essais.
Parmi les 45 essais, il y en avait 22 sur la seule Ferme de recherche de la Coop Fédérée à Ste-Rosalie, ce qui biaise systématiquement les résultats en faveur de ces sites. En comparaison, les réseaux d’essais de Beauchamp et al (1987), Nyiraneza et al. (2010), Rivest (2006), Tremblay et Seydoux (2016), et Tremblay (2017) sont tous beaucoup plus étendus.
Confusion de facteurs
Pour chaque année liée à un climat spécifique, il n’y avait qu’un à trois sites montrant des combinaisons différentes de propriétés de sol, de modes d’application d’azote, de sources d’azote et d’antécédents culturaux, ce qui ne permet pas d’isoler les facteurs. Les semis tardifs ont tous été effectués lors de trois années, et les semis hâtifs ont été faits au cours de cinq années différentes. Sans dispositif permettant d’isoler l’effet de la date de semis de celui du climat de l’année, l’effet de date de semis est donc lié à celui de l’année et confondu avec lui.. On spécule alors sur des effets de date de semis lors d’années aussi différentes sur le plan climatique que 2006 et 2010. Il en va de même pour les autres facteurs.
Informations de base manquantes
Il manque, dans cet article, des informations importantes sur plusieurs facteurs qui agissent sur le rendement du maïs, la densité du grain et l’humidité du grain à la récolte, et sur les fournitures d’azote, tels que la température, la série de sol, la date de récolte, et les UTM cumulés entre le semis et la récolte.
Facteurs exclus de l’analyse
Les précédents culturaux, bien qu’ils contribuent à la fourniture d’azote (CRAAQ, 2010; OMAFRA, 2017), n’ont pas été traités comme facteur. Les applications d’azote en pré-semis ou en post-levée ainsi que les sources d’azote (UAN, urée, ESN, ammonitrate et urée-Agrotain) ont été jugées comme équivalentes (seul le total du N ajouté a été modélisé), sans pré-test statistique pour appuyer cette décision. Sans fournir de raison, le pH (6,2-7,7) et le contenu en matière organique (2,3-4,7%) du sol, dont les méthodes d’analyse n’ont d’ailleurs pas été rapportées (ceci est pourtant exigé par les revues scientifiques!), n’ont pas été retenus comme facteurs pouvant influencer le dosage d’azote.
Sans mesure de l’effet des traitements sur l’humidité du grain, on néglige l’impact potentiel sur les frais de séchage. Ceci pourrait avoir des conséquences sur la rentabilité relative et la DÉO déterminée pour chaque site. Également laissés de côté de la détermination des DÉO, les frais d’application de l’azote supplémentaire, étant donné l’absence de témoin. Les parcelles sans N supplémentaire auraient bénéficié d’un avantage non négligeable (environ $43,00/ha selon CRAAQ 2014) lié à l’économie d’un passage.
Absence de témoin
Aucun des essais ne comportait de témoin sans N, ni même de témoin sans N en post-levée. La dose minimale était de 80 kg N/ha dont 50 kg N/ha au semis. Ceci est important à noter car une étude comparative (Nyiraneza et al., 2010) comportait une dose zéro azote. Kablan et al. (2017) ont spéculé que si Nyiraneza et al. (2010) rapportaient un plus large spectre de doses optimales c’était dû au fait que ces derniers ont couvert plusieurs régions du Québec (7), sous différentes conditions climatiques. En fait, le spectre des doses variait de 0 à 241 kg N/ha chez Nyiraneza et al. (2010) et de 80 à 237 kg N/ha chez Kablan et al. (2017) pour la simple raison que le traitement témoin commençait à zéro chez Nyiraneza et al. (2010).
Cette omission pourrait bien avoir eu des répercussions importantes mais difficiles à quantifier, sur plusieurs étapes subséquentes de l’étude, dont la détermination des DÉO.
Exclusion des sites sans réponse à l’azote
Pour huit des quarante-cinq essais, il n’y a pas eu de différence significative de rendement entre les différentes doses d’azote testées. Les rendements moyens de trois de ces huit essais ont été de 11,4 à 12,8 t/ha, soit parmi les meilleurs de tous les essais. L’analyse des résultats n’a été faite que sur les 37 autres essais-années.
Test du logiciel le plus approprié
Les auteurs ont utilisé ce qu’ils appellent le « Crop Nutrient Response Tool V4.5 » pour la détermination du meilleur modèle. Il s’agit d’un calculateur sur base Excel, développé par l’IPNI pour faciliter le traitement des essais à la ferme, mais inusité dans les revues scientifiques. N’ayant pas accès aux données brutes, il est difficile de se prononcer sur la justesse de cette méthode par rapport aux logiciels exigés par la plupart des revues pour le traitement des données (SAS, R, etc.).
Plus d’azote car plus de rendement?
À plusieurs reprises dans la discussion, on insiste, sans le démontrer, sur un lien entre les forts rendements obtenus dans les essais présentés et des besoins accrus en azote (« The increase in EONR [=DÉO] above the current provincial N recommendation also means that the average yield potential for this group of site-years exceeds the provincial average for which the current recommendations were developed by CRAAQ », et «… delayed planting reduced yield in each site-year, and almost always reduced the quantity of N required to obtain optimum yield. »). Ces deux affirmations sont fausses. En effet, les recommandations du CRAAQ (2010) ne sont pas établies selon une moyenne provinciale des rendements, mais sur la base de centaines d’essais de fertilisation. De plus, les dates de semis n’ont pas été échelonnées à chaque année sur le même site comme le seraient de véritables traitements.
Les rendements rapportés ici ne sont pas vraiment différents de ceux mesurés dans plusieurs réseaux régionaux (Gasser et al., 2014; Rivest, 2006; Tremblay, 2017) et où les DÉO étaient pourtant inférieures. De plus, un consensus se dégage de la littérature scientifique, abondante sur le sujet : il n’existe aucun lien entre la DÉO et le rendement visé ou réellement obtenu (Beauchamp et al., 1987; Blackmer, 1997; Kachanoski et al., 1996; Lory et Scharf, 2003; Tremblay et Seydoux, 2016). Même l’étude citée par les auteurs (Nyiraneza et al., 2010) rapporte l’absence de relation entre la DÉO et le rendement obtenu à cette DÉO pour 62 sites-années dans 7 régions du Québec.
Inefficacité du recouvrement de l’azote
L’écart de DÉO est important entre l’étude de Kablan et al. (2017) (médiane = 190 kg N/ha en incluant les essais sans réponse significative au-delà de 80 kg N/ha) et celle d’essais comparables effectués au Québec durant la même période et publiés par Nyiraneza et al. (2010) (médiane = 166 kg N/ha) où presque tous les ensemencements ont été effectués avant le 15 mai. Surprenant à première vue, cet écart pourrait être expliqué, en plus des nombreuses causes possibles déjà évoquées, par ce qui apparait être une dysfonction dans l’utilisation de l’azote par la plante dans les systèmes sol-maïs étudiés par Kablan et al. (2017). Il s’agit de DÉO calculées à partir d’un modèle et pour lesquelles Kablan et al. (2017) ne fournissent pas d’intervalle de confiance. Pour chaque essai, on peut pourtant calculer la dose à partir de laquelle il n’y a plus de différence significative de rendement avec celui obtenu à la DÉO. Ainsi, la dose inférieure médiane des 45 sites de Kablan et al. (2017) est d’environ 138 kg N/ha. Une fourchette de 138-194 kg N/ha chez Kablan et al. (2017) chevauche largement la fourchette de 120 à 170 kg N/ha suggérée par le CRAAQ (2010).
Une étude québécoise a démontré que la fourniture d’azote par le système cultural et la qualité physique du sol (diamètre moyen des agrégats) expliquaient 88% de la variation dans les rendements de maïs (Nyiraneza et al., 2009). Un système sol-plante asynchrone peut donc être réparé en améliorant la qualité physique du sol. La détérioration de la structure du sol n’a malheureusement pas été abordée dans l’étude de Kablan et al. (2017) comme un facteur déterminant pour soutenir la performance agro-environnementale des systèmes culturaux. Le risque environnemental d’augmenter le dosage d’azote, notamment en Montérégie, a d’ailleurs été banalisé dans l’étude de Kablan et al. (2017). Cet enjeu est pourtant crucial pour les agronomes. L’Ordre des Agronomes du Québec (2013) rappelle que le choix de la bonne quantité d’éléments nutritifs à apporter aux cultures tient compte d’une relation entre les aspects agronomiques et environnementaux ainsi que du choix de la bonne période pour appliquer les matières fertilisantes afin de synchroniser les apports d’engrais en fonction de la demande saisonnière des cultures en éléments nutritifs, tout en évitant les périodes qui favorisent la perte d’éléments nutritifs dans l’environnement.
Nous croyons qu’il devient impératif que les services de recherche collaborent à relever le défi majeur de l’interaction insidieuse entre la fertilisation et la dégradation des sols au Québec qui, en conduisant au gaspillage des ressources (sol, engrais), rend nos entreprises agricoles moins efficaces (plus d’engrais pour moins de gains de rendements).
Gilles Tremblay, agr., M.Sc., MAPAQ, Médaille de distinction agronomique 2013
Louis Robert, agr., M.Sc.,
Yvan Faucher, agr., MAPAQ
Léon-Étienne Parent, agr., Ph.D., professeur émérite, Université Laval, Ordre du Mérite Agronomique 2016
Les auteurs ont également exprimé leurs réserves aux éditeurs de « Agronomy Journal » suite à leur décision de publier Kablan et al (2017).
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